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Le Dépositaire infidèle
16 juillet 2004
par Jean de la Fontaine
Grâce aux filles de Mémoire,J’ai chanté des animaux ;Peut-être d’autres hérosM’auraient acquis moins de gloire.Le loup, en langue des dieux,Parle au chien dans mes ouvrages.Les bêtes, à qui mieux mieux,Y font divers personnages,Les uns fous, les autres sages :De telle sorte pourtantQue les fous vont l’emportant :La mesure en est plus pleine.Je mets aussi sur la scèneDes trompeurs, des scélérats,Des tyrans et des ingrats,Mainte prudente pécore,Force sots, force flatteurs ;Je pourrais y joindre encoreDes légions de menteurs :« Tout homme ment », dit le Sage.S’il n’y mettait seulementQue les gens du bas étage,On pourrait aucunementSouffrir ce défaut aux hommes ;Mais que tous tant que nous sommes,Nous mentions, grand et petit,Si quelqu’un d’autre l’avait dit,Je soutiendrais le contraire.Et même qui mentiraitComme Esope et comme Homère,Un vrai menteur ne serait :Le doux charme de maint songePar leur bel art inventé,Sous les habits du mensongeNous offre la vérité.L’un et l’autre a fait un livreQue je tiens digne de vivreSans fin, et plus, s’il se peut.Comme eux ne ment pas qui veut.Mais mentir comme sut faireUn certain dépositairePayé par son propre mot,Est d’un méchant et d’un sot.Voici le fait. Un trafiquantde Perse,Chez son voisin, s’en allant en commerce,Mit en dépôt un centde fer un jour.« Mon fer ? dit-il, quand il fut de retour.- Votre fer ? il n’est plus. J’ai regret de vous direQu’un rat l’a mangé tout entier.J’en ai grondé mes gens ; mais qu’y faire ? un grenierA toujours quelque trou. » Le trafiquant admireUn tel prodige, et feint de le croire pourtant.Au bout de quelques jours il détourne l’enfantDu perfide voisin ; puis à souper convieLe père qui s’excuse, et lui dit en pleurant :« Dispensez-moi, je vous supplie ;Tous plaisirs pour moi sont perdus.J’aimais un fils plus que ma vie ;Je n’ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l’ai plus.On me l’a dérobé : plaignez mon infortune. »Le marchand repartit :« Hier au soir, sur la brune,Un chat-huant s’en vint votre fils enlever.Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »Le père dit : « Comment voulez-vous que je croieQu’un hibou pût jamais emporter cette proie ?Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant.- Je ne vous dirai point, reprit l’autre, comment ;Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,Et ne vois rien qui vous obligeD’en douter un moment après ce que je dis.Faut-il que vous trouviez étrangeQue les chats-huants d’un paysOù le quintal de fer par un seul rat se mange,Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ? »L’autre vit où tendait cette feinte aventure :Il rendit le fer au marchand,Qui lui rendit sa géniture.Même dispute avint entre deux voyageurs,L’un d’eux étant de ces conteursQui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope.Tout est géant chez eux. Ecoutez les, l’Europe,Comme l’Afrique, aura des monstres à foison.Celui-ci se croyait l’hyperbole permise.« J’ai vu, dit-il, un chou plus grand qu’une maison.- Et moi, dit l’autre, un pot plus grand qu’une église. »Le premier se moquant, l’autre reprit : « Tout doux ;On le fit pour cuire vos choux. »L’homme au pot fut plaisant ; l’homme au fer fut habile.Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneurDe vouloir par raison combattre son erreur.Enchérir est plus court, sans s’échauffer la bile.
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