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Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat
7 juin 2004
par Jean de la Fontaine
Je vous gardais un temple dans mes vers :Il n’eût fini qu’avecque l’univers.Déjà ma main en fondait la duréeSur ce bel art qu’ont les dieux inventé,Et sur le nom de la divinitéQue dans ce temple on aurait adorée.Sur le portail j’aurais ces mots écrits :PALAIS SACRE DE LA DEESSE IRIS ;Non celle-là qu’a Junon à ses gages ;Car Junon même et le maître des dieuxServiraient l’autre, et seraient glorieuxDu seul honneur de porter ses messages.L’apothéose à la voûte eût paru ;Là, tout l’Olympe en pompe eût été vuPlaçant Iris sous un dais de lumière.Les murs auraient amplement contenuToute sa vie, agréable matière,Mais peu féconde en ces événementsQui des états font les renversements.Au fond du temple eût été son image,Avec ses traits, son souris, ses appas,Son art de plaire et de n’y penser pas,Ses agréments à qui tout rend hommage.J’aurais fait voir à ses pieds des mortelsEt des héros, des demi-dieux encore,Même des dieux : ce que le monde adoreVient quelquefois parfumer ses autels.J’eusse en ses yeux fait briller de son âmeTous les trésors, quoique imparfaitement :Car ce coeur vif et tendre infinimentPour ses amis et non point autrement,Car cet esprit, qui, né du firmament,A beauté d’homme avec grâce de femme,Ne se peut, comme on veut, exprimer.O vous, Iris, qui savez tout charmer,Qui savez plaire en un degré suprême,Vous que l’on aime à l’égal de soi-même(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour,Car c’est un mot banni de votre cour,Laissons-le donc), agréez que ma MuseAchève un jour cette ébauche confuse.J’en ai placé l’idée et le projet,Pour plus de grâce, au devant d’un sujetOù l’amitié donne de telles marques,Et d’un tel prix, que le simple récitPeut quelque temps amuser votre esprit.Non que ceci se passe entre monarques :Ce que chez vous nous voyons estimerN’est pas un roi qui ne sait point aimer :C’est un mortel qui sait mettre sa viePour son ami. J’en vois peu de si bons.Quatre animaux, vivant de compagnie,Vont aux humains en donner des leçons.La gazelle, le rat, le corbeau, la tortue,Vivaient ensemble unis : douce société.Le choix d’une demeure aux humains inconnueAssurait leur félicité.Mais quoi ! l’homme découvre enfin toutes retraites.Soyez au milieu des déserts,Au fond des eaux, au haut des airs,Vous n’éviterez point ses embûches secrètes.La gazelle s’allait ébattre innocemment,Quand un chien, maudit instrumentDu plaisir barbare des hommes,Vint sur l’herbe éventer les traces de ses pas.Elle fuit, et le rat, à l’heure du repas,Dit aux amis restants :« D’où vient que nous ne sommesAujourd’hui que trois conviés ?La gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ? »A ces paroles, la tortueS’écrie et dit : « Ah si j’étais,Comme un corbeau, d’ailes pourvue,Tout de ce pas je m’en iraisApprendre au moins quelle contrée,Quel accident tient arrêtéeNotre compagne au pied léger :Car, à l’égard du coeur, il en faut mieux juger. »Le corbeau part à tire d’aile :Il aperçoit de loin l’imprudente gazellePrise au piège, et se tourmentant.Il retourne avertir les autres à l’instant.Car, de lui demander quand, pourquoi, ni commentCe malheur est tombé sur elle,Et perdre en vains discours cet utile moment,Comme eût fait un maître d’école,Il avait trop de jugement.Le corbeau donc vole et revole.Sur son rapport les trois amisTiennent conseil. Deux sont d’avisDe se transporter sans remiseAux lieux où la gazelle est prise.« L’autre, dit le corbeau, gardera le logis :Avec son marcher lent, quand arriverait-elle ?Après la mort de la gazelle. »Ces mots à peine dits, ils s’en vont secourirLeur chère et fidèle compagne,Pauvre chevrette de montagne.La tortue y voulut courir :La voilà comme eux en campagne,Maudissant ses pieds courts avec juste raison,Et la nécessité de porter sa maison.Rongemaille (le rat eut à bon droit ce nom)Coupe les noeuds du lacs : on peut penser la joie.Le chasseur vient et dit :« Qui m’a ravi ma proie ? »Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,Le corbeau sur un arbre, en un bois la gazelle :Et le chasseur à demi-fouDe n’en avoir nulle nouvelle,Aperçoit la tortue, et retient son courroux.« D’où vient, dit-il, que je m’effraie ?Je veux qu’à mon souper celle-ci me défraie. »Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,Si le corbeau n’en eût averti la chevrette.Celle-ci, quittant sa retraite,Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.L’homme de suivre, et de jeterTout ce qui lui pesait : si bien que RongemailleAutour des noeuds du sac tant opère et travaille,Qu’il délivre encor l’autre soeur,Sur qui s’était fondé le souper du chasseur.Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est passée.Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,J’en ferais, pour vous plaire, un ouvrage aussi longQue l’Iliade ou l’Odyssée.Rongemaille ferait le principal héros,Quoiqu’ à vrai dire ici chacun est nécessaire.Portemaison l’infante y tient de tels propos,Que Monsieur du corbeau va faireOffice d’espion, et puis de messager.La gazelle a d’ailleurs l’adresse d’engagerLe chasseur à donner du temps à Rongemaille.Ainsi chacun en son endroitS’entremet, agite et travaille.A qui donner le prix ? Au coeur, si l’on m’en croit.
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