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Les Compagnons d’Ulysse
7 décembre 2004
par Jean de la Fontaine
Prince, l’unique objet du soin des Immortels,Souffrez que mon encens parfume vos autels.Je vous offre un peu tard ces présents de ma Muse ;Les ans et les travaux me serviront d’excuse.Mon esprit diminue, au lieu qu’à chaque instantOn aperçoit le vôtre aller en augmentantIl ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.Le héros dont il tient des qualités si bellesDans le métier de Mars brûle d’en faire autanIl ne tient pas à lui que, forçant la victoire,Il ne marche à pas de géantDans la carrière de la gloire.Quelque Dieu le retient (c’est notre souverain),Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin ;Cette rapidité fut alors nécessaire ;Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.Je m’en tais aussi bien les Ris et les AmoursNe sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.De ces sortes de dieux votre cour se composeIls ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après toutD’autres divinités n’y tiennent le haut bout :Le Sens et la Raison y règlent toute chose.Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,Imprudents et peu circonspects,S’abandonnèrent à des charmesQui métamorphosaient en bêtes les humains.Les compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,Erraient au gré du vent, de leurs sorts incertains.Ils abordèrent un rivageOù la fille du dieu du jour,Circé, tenait alors sa cour.Elle leur fit prendre un breuvageDélicieux, mais plein d’un funeste poison.D’abord ils perdent la raison ;Quelques moments après, leur corps et leur visagePrennent l’air et les traits d’animaux différentsLes voilà devenus ours, lions, éléphants ;Les uns sous une masse énorme,Les autres sous une autre forme ;Il s’en vit de petits « exemplum ut Talpa ».Le seul Ulysse en échappa ;Il sut se défier de la liqueur traîtresse.Comme il joignait à la sagesseLa mine d’un héros et le doux entretien,Il fit tant que l’enchanteressePrit un autre poison peu différent du sien.Une déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âmeCelle-ci déclara sa flamme.Ulysse était trop fin pour ne pas profiterD’une pareille conjoncture.Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.« Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?Allez le proposer de ce pas à la troupe."Ulysse y court et dit « L’empoisonneuse coupeA son remède encore ; et je viens vous l’offrirChers amis, voulez-vous hommes redevenir ?On vous rend déjà la parole. »Le lion dit, pensant rugir« Je n’ai pas la tête si folle ;Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir !J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque.Je suis roi deviendrai-je un citadin d’Ithaque !Tu me rendras peut-être encor simple soldatJe ne veux point changer d’état. »Ulysse du lion court à l’ours « Eh ! mon frère,Comme te voilà fait ! Je t’ai vu si joli !-Ah ! vraiment nous y voici,Reprit l’ours à sa manièreComme me voilà fait ? comme doit être un ours.Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?Je me rapporte aux yeux d’une ourse mes amours.Te déplais-je ? va-t-en, suis ta route et me laisseJe vis libre, content, sans nul soin qui me presse.Et te dis tout net et tout platJe ne veux point changer d’état. »Le prince grec au loup va proposer l’affaire ;Il lui dit, au hasard d’un semblable refus« Camarade, je suis confusQu’une jeune et belle bergèreConte aux échos les appétits gloutonsQui t’ont fait manger ses moutons.Autrefois on t’eût vu sauver la bergerieTu menais une honnête vie.Quitte ces bois et redeviens,Au lieu de ce loup, homme de bien.- En est-il ? dit le loup pour moi, je n’en vois guère.Tu t’en viens me traiter de bête carnassière ;Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas, sans moi,Mangé ces animaux que plaint tout le village ?Si j’étais homme, par ta foi,Aimerais-je moins le carnage ?Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tousNe vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups ?Tout bien considéré, je te soutiens en sommeQue, scélérat pour scélérat,Il vaut mieux être un loup qu’un hommeJe ne veux point changer d’état."Ulysse fit à tous une même semonce.Chacun d’eux fit même réponse,Autant le grand que le petit.La liberté, les lois, suivre leur appétit,C’était leurs délices suprêmes ;Tous renonçaient au lôs de belles actions.Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions,Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujetOù je pusse mêler le plaisant à l’utileC’était sans doute un beau projetSi ce choix eût été facile.Les compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts,Ils ont force pareils en ce bas universGens à qui j’impose pour peineVotre censure et votre haine.[Vous raisonnez sur tout : les ris et les amoursTiennent souvent chez vous de solides discours :Je leur veux proposer bientôt une matièreNoble, d’un très grand art, convenable aux héros ;C’est la louange ; ses proposSont faits pour occuper votre âme tout entière.]
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