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Le Charlatan
8 janvier 2004
par Jean de la Fontaine
Le monde n’a jamais manqué de charlatans :Cette science, de tout temps,Fut en professeurs très fertile.Tantôt l’un en théâtre affronte l’Achéron,Et l’autre affiche par la villeQu’il est un passe-Cicéron.Un des derniers se vantait d’êtreEn éloquence si grand maître,Qu’il rendrait disert un badaud,Un manant, un rustre, un lourdaud ;« Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne :Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé,Je le rendrai maître passé,Et veux qu’il porte la soutane. »Le prince sut la chose ; il manda le rhéteur.« J’ai, dit-il, en mon écurieUn fort beau roussin d’Arcadie ;J’en voudrais faire un orateur.- Sire, vous pouvez tout »,reprit d’abord notre homme.On lui donna certaine somme :Il devait au bout de dix ansMettre son âne sur les bancs ;Sinon il consentait d’être en place publiqueGuindé la hart au col, étranglé court et net,Ayant au dos sa rhétorique,Et les oreilles d’un baudet.Quelqu’un des courtisans lui dit qu’à la potenceIl voulait l’aller voir, et que, pour un pendu,Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance ;Surtout qu’il se souvînt de faire à l’assistanceUn discours où son art fût au long étendu,Un discours pathétique, et dont le formulaireServît à certains CicéronsVulgairement nommés larrons.L’autre reprit : "Avant l’affaire,Le roi, l’âne, ou moi, nous mourrons."Il avait raison. C’est folieDe compter sur dix ans de vie.Soyons bien buvants, bien mangeants :Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.
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