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Le Bassa et le Marchand
13 septembre 2004
par Jean de la Fontaine
Un marchand grec en certaine contréeFaisait trafic. Un bassa l’appuyait ;De quoi le grec en bassa le payait,Non en marchand : tant c’est chère denréeQu’un protecteur. Celui-ci coûtait tant,Que notre Grec s’allait partout plaignant.Trois autres Turcs, d’un rang moindre en puissance,Lui vont offrir leur support en commun.Eux trois voulaient moins de reconnaissanceQu’à ce marchand il n’en coûtait pour un.Le Grec écoute, avec eux il s’engage ;Et le bassa du tout est averti :Même on lui dit qu’il jouera, s’il est sage,A ces gens-là quelque méchant parti,Les prévenant, les chargeant d’un messagePour Mahomet, droit en son paradis,Et sans tarder. Sinon ces gens unisLe préviendront, bien certains qu’à la rondeIl a des gens tout prêts pour le venger :Quelque poison l’enverra protégerLes trafiquants qui sont en l’autre monde.Sur cet avis, le turc se comportaComme Alexandre, et, plein de confiance,Chez le marchand tout droit il s’en alla,Se mit à table. On vit tant d’assuranceEn ses discours et dans tout son maintien,Qu’on ne crut point qu’il se doutât de rien.Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ;Même l’on veut que j’en craigne les suites ;Mais je te crois un trop homme de bien ;Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage :Je n’en dis pas là-dessus davantage.Quant à ces gens qui pensent t’appuyer,Ecoute-moi : sans tant de dialogueEt de raisons qui pourront t’ennuyer,Je ne te veux conter qu’un apologue.Il était un berger, son chien et son troupeau.Quelqu’un lui demanda ce qu’il prétendait faireD’un dogue de qui l’ordinaireEtait un pain entier. Il fallait bien et beauDonner cet animal au seigneur du village.Lui, berger, pour plus de ménage,Aurait deux ou trois mâtineaux,Qui, lui dépensant moins, veilleraient aux troupeauxBien mieux que cette bête seule.Il mangeait plus que trois ; mais on ne disait pasQu’il avait aussi triple gueuleQuand les loups livraient des combats.Le berger s’en défait ; il prend trois chiens de tailleA lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.Le troupeau s’en sentit ; et tu te sentirasDu choix de semblable canailleSi tu fais bien, tu reviendras à moi. »Le Grec le crut. Ceci montre aux provincesQue, tout compté, mieux vaut, en bonne foi,S’abandonner à quelque puissant roi,Que s’appuyer de plusieurs petits princes.
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