Retour au format normal
Les obsèques de la Lionne
16 mars 2004
par Jean de la Fontaine
La femme du lion mourut ;Aussitôt chacun accourutPour s’acquitter envers le princeDe certains compliments de consolationQui sont surcroît d’affliction.Il fit avertir sa provinceQue les obsèques se feraientUn tel jour, en tel lieu, ses prévôts y seraientPour régler la cérémonie,Et pour placer la compagnie.Jugez si chacun s’y trouva.Le prince aux cris s’abandonna,Et tout son antre en résonna :Les lions n’ont point d’autre temple.On entendit, à son exemple,Rugir en leurs patois messieurs les courtisans.Je définis la cour un pays où les gens,Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,Tâchent au moins de le parêtre :Peuple caméléon, peuple singe du maître ;On dirait qu’un esprit anime mille corps :C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.Pour revenir à notre affaire,Le cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?Cette mort le vengeait : la reine avait jadisEtranglé sa femme et son fils.Bref, il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,Et soutint qu’il l’avait vu rire.La colère du roi, comme dit Salomon,Est terrible, et surtout celle du roi lion ;Mais ce cerf n’avait pas accoutumé de lire.Le monarque lui dit : "Chétif hôte des bois,Tu ris ! tu ne suis pas ces gémissantes voix.Nous n’appliquerons point sur tes membres profanesNos sacrés ongles : venez, loups,Vengez la reine, immolez tousCe traître à ses augustes mânes."Le cerf reprit alors :« Sire, le temps de pleursEst passé ; la douleur est ici superflue.Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,Tout près d’ici m’est apparue ;Et je l’ai d’abord reconnue.« Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,« Quand je vais chez les dieux, ne t’oblige à des larmes.« Aux Champs Elysiens j’ai goûté mille charmes,« Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.« Laisse agir quelque temps le désespoir du roi :« J’y prends plaisir. » A peine on eut ouï la chose,Qu’on se mit à crier : " Miracle, Apothéose !"Le cerf eut un présent, bien loin d’être puni.Amusez les rois par des songes ;Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,Ils goberont l’appât ; vous serez leur ami.
© Copyright "Les fables de Jean de La Fontaine", 2004, all rights reserved, Responsable éditorial : maurice92160 http://maurice92160.free.fr/lafontaine