Retour au format normal
Le Lion le Singe et les deux Anes
19 mai 2004
par Jean de la Fontaine
Le lion, pour bien gouverner,Voulant apprendre la morale,Se fit, un beau jour, amenerLe singe maître ès arts chez la gent animale.La première leçon que donna le régentFut celle-ci « Grand roi, pour régner sagement,Il faut que tout prince préfèreLe zèle de l’Etat à certain mouvementQu’on appelle communémentAmour-propre ; car c’est le père,C’est l’auteur de tous les défautsQue l’on remarque aux animaux.Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,Ce n’est pas chose si petiteQu’on en vienne à bout en un jourC’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.Par là, votre personne augusteN’admettra jamais rien en soiDe ridicule ni d’injuste.- Donne-moi, repartit le roi,Des exemples de l’un et de l’autre.- Toute espèce, dit le docteur,(Et je commence par la nôtre )Toute profession s’estime dans son coeur,Traite les autres d’ignorantes,Les qualifie impertinentes,Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.L’amour-propre, au rebours, fait qu’au degré suprêmeOn porte ses pareils ; car c’est un bon moyenDe s’élever aussi soi-même.De tout ce que dessus j’argumente très bienQu’ici-bas maint talent n’est que pure grimace,Cabale, et certain art de se faire valoir,Mieux su des ignorants que des gens de savoir.L’autre jour, suivant à la traceDeux ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir,Se louaient tour à tour, comme c’est la manière,J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère« Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot« L’homme, cet animal si parfait ? Il profane« Notre auguste nom, traitant d’âne« Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot« Il abuse encore d’un mot,« Et traite notre rire et nos discours de braire.« Les humains sont plaisants de prétendre exceller« Par-dessus nous ! Non, non c’est à vous de parler,« A leurs orateurs de se taire« Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens« Vous m’entendez, je vous entends ;« Il suffit. Et quant aux merveilles« Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,« Philomèle est au prix novice dans cet art« Vous surpassez Lambert ». L’autre baudet repart« Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles. »Ces ânes, non contents de s’être ainsi grattés,S’en allèrent dans les citésL’un l’autre se prôner ; chacun d’eux croyait faire,En prisant ses pareils une fort bonne affaire,Prétendant que l’honneur en reviendrait sur lui.J’en connais beaucoup aujourd’hui,Non parmi les baudets mais parmi les puissances,Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,Qui changeraient entre eux les simples Excellences,S’ils osaient, en des Majestés.J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et supposeQue Votre Majesté gardera le secret.Elle avait souhaité d’apprendre quelque traitQui lui fit voir, entre autre chose,L’amour-propre donnant du ridicule aux gens.L’injuste aura son tour il y faut plus de temps. »Ainsi parla ce singe. On ne m’a pas su direS’il traita l’autre point, car il est délicat ;Et notre maître ès arts, qui n’était pas un fat,Regardait ce lion comme un terrible sire.
© Copyright "Les fables de Jean de La Fontaine", 2004, all rights reserved, Responsable éditorial : maurice92160 http://maurice92160.free.fr/lafontaine