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Le Jardinier et son Seigneur
17 avril 2004
par Jean de la Fontaine
Un amateur de jardinage,Demi-bourgeois, demi-manant,Possédait en certain villageUn jardin assez propre, et le clos attenant.Il avait de plant vif fermé cette étendue.Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue,De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet.Cette félicité par un lièvre troubléeFit qu’au seigneur du bourg notre homme se plaignit :« Ce maudit animal vient prendre sa gouléeSoir et matin, dit-il, et des pièges se rit ;Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit :Il est sorcier, je crois. - Sorcier ? je l’en défie,Repartit le seigneur : fut-il diable, Miraut,En dépit de ses tours, l’attrapera bientôt.Je vous en déferai, bon homme, sur ma vie.- Et quand ? - Et dès demain, sans tarder plus longtemps. »La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.« Cà, déjeunons, dit-il : vos poulets sont-ils tendres ?La fille du logis, qu’on vous voie, approchez.Quand la marierons-nous, quand aurons-nous des gendres ?Bon homme, c’est ce coup qu’il faut ; vous m’entendez,Qu’il faut fouiller à l’escarcelle. »Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,Auprès de lui la fait asseoir,Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir,Toutes sottises dont la belleSe défend avec grand respect ;Tant qu’au père la fin cela devient suspect.Cependant on fricasse, on se rue en cuisine :" De quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine.- Monsieur, ils sont à vous. - Vraiment, dit le Seigneur,Je les reçois, et de bon coeur."Il déjeune très bien ; aussi fait sa famille,Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentés ;Il commande chez l’hôte, y prend des libertés,Boit son vin, caresse sa fille.L’embarras des chasseurs succède au déjeuné.Chacun s’anime et se prépare :Les trompes et les cors font un tel tintamarreQue le bon homme est étonné.Le pis fut que l’on mit en piteux équipageLe pauvre potager : adieu planches, carreaux ;Adieu chicorée et porreaux ;Adieu de quoi mettre au potage.Le lièvre était gîté dessous un maître chou,On le quête, on le lance : il s’enfuit par un trou,Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaieQue l’on fit à la pauvre haiePar ordre du seigneur ; car il eût été malQu’on n’eût pu du jardin sortir tout à cheval.Le bon homme disait : "Ce sont là jeux de prince."Mais on le laissait dire ; et les chiens et les gensFirent plus de dégâts en une heure de tempsQue n’en auraient fait en cent ansTous les lièvres de la province.Petits princes, videz vos débats entre vous ;De recourir aux rois vous seriez de grands fous.Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,Ni les faire entrer sur vos terres.
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